A la lecture du roman cet été, je me demandais comment Simon McBurney pourrait adapter ce roman à la scène. En effet, l’importante part de narration du roman pose une vraie question au plateau. J’ai trouvé réponse à ma question dès les premiers instants du spectacle. Tous les personnages entrent en même temps sur scène, ils sont tous à la fois narrateurs et personnage(s).
Christoph Gawenda qui joue le lieutenant Anton Hofmiller plus âgé commence à raconter son histoire. Le roman est présent physiquement sur scène. Les mots que nous entendons sont principalement ceux de Stephan Zweig : « Toute l’affaire commence par une maladresse commise en toute innocence, une « gaffe », comme disent les Français », entend-on sur scène comme on le lit dans le livre.
Sur le plateau nous pouvons voir une vitrine en verre dans laquelle entre le comédien Laurenz Laufenberg, qui, lui, jouera Hofmiller jeune. Dans cette sorte de boîte il se transforme, il devient sous nos yeux Hofmiller. Les scènes sont comme des images, des souvenirsqui s’animent dans la mémoire de l’Hofmiller d’aujourd’hui. Pendant que celui-ci parle, les autres comédiens, qui ne sont pas encore dans la peau d’un personnage, sont assis et l’écoutent. Il semble avoir besoin de raconter son histoire avec les Kekesfalva et en particulier avec Edith. Cette dernière l’aime mais lui n’éprouve que de la pitié pour elle. Une pitié qui deviendra dangereuse tant pour le lieutenant que pour la jeune fille. Hofmiller pense avoir un devoir envers cette famille ce qui le plonge dans une angoisse et une peur de ne pas remplir ce devoir qui le ronge et le torture. Plus le spectacle avance, plus cette angoisse est croissante. Des arrêts sur images, des voix qui se mélangent, des sons indistincts, des répétitions de phrases, de mots l’accentuent, et la font ressentir au spectateur. Simon McBurney parvient à faire ressentir des angoisses, de façon comparable à celle que nous avons pu éprouver à la lecture du roman.
Les personnages sur scène sont le produit du souvenir d’Hofmiller. Celui-ci semble trouble à certains moments. En effet, nous pouvons évoquer en particulier certaines scènes avec Edith, dans lesquelles elle semble démultipliée puisque la comédienne Marie Burchard prête corps à la jeune fille paralysée, tandis que Eva Meckbach, elle, lui prête sa voix. Nous pouvons donc interpréter cela comme une confusion dans des souvenirs lointains qui ne sont plus très clairs.
Un soir, Condor, le médecin d’Edith est raccompagné par Hofmiller jusqu’à son train. Ils décident de s’arrêter dans un bar où Condor raconte au lieutenant le passé de Kekesfalva, le père d’Edith. Pour cette scène, qui évoque des personnages d’un autre passé, la vitrine, utilisée au début pour la métamorphose du comédien Laurenz Laufenberg, l’est à nouveau pour donner vie à ces personnages.
A la suite de ce flash-back, nous assistons à l’une des scènes les plus fortes, les plus intenses du spectacle (comme du livre). Il s’agit de celle où Hofmiller dit au père d’Edith (joué par Robert Beyer, que nous retrouvons après l’avoir vu jouer Polonius pour Ostermeier en janvier dernier dans cette même salle) que, grâce à un (possible) nouveau traitement, Edith sera capable de marcher seule en très peu de temps. Or, cette information ne repose que sur une lecture du docteur Condor (ce dernier lui avait d’ailleurs recommandé de ne rien dire pour le moment). À ce moment là, Hofmiller commet le mensonge suprême, celui d’où l’on ne revient pas : il ne peut désormais plus revenir en arrière. La scène dure environ une minute mais elle semble beaucoup plus longue. Il faut noter que Simon McBurney a choisi de mettre ici des effets stroboscopiques. Ces lumières jointes au contexte ont provoqué une très forteémotion chez moi. Ne parlant pas l’allemand, je n’ai gardé aucun mot en mémoire mais en revanche des sons ont perduré pendant plusieurs heures après le spectacle…
Le metteur en scène anglais (qui dirige d’ailleurs pour la première fois une troupe allemande), fait percevoir l’emprise d’Edith sur Hofmiller dans une scène très très rapide. Dans celle-ci, qui se situe vers la fin du spectacle, il doit dresser un cheval qui n’est absolument pas docile. A ce moment, Edith, ou plutôt une sorte de fantôme, est là sur son dos. Il est comme emprisonné. Il parvient à venir à bout du cheval mais Edith le hante toujours. Nous comprenons qu’il ne se débarrassera jamais d’elle, elle sera toujours quelque part dans son esprit.
Le spectacle se clôt alors que le Hofmiller d’aujourd’hui est le seul à être dans la lumière. Les autres sont là mais dans l’ombre, on ne peut plus les distinguer mais ils sont prêts à resurgir.
De même que le spectacle avait commencé avec les mots de Zweig, il se termine aussi avec ceux de l’auteur autrichien :
« Aucune faute n’est oubliée tant que la conscience s’en souvient »